L'exil des couleurs

L'exil des couleurs

Par Edwige Mouaka

Je me souviens des couleurs de mon enfance. Elles étaient partout, éclatantes et impétueuses, comme si le monde n’avait jamais appris à être timide. L'ocre de la terre qui collait à mes pieds, le vert profond des arbres, le bleu pur d’un ciel sans nuage, et surtout, cette lumière dorée qui baignait chaque instant. En grandissant en Afrique, les couleurs faisaient partie de ma chair, de ma respiration, de ma manière d’exister.

Puis, un jour, j’ai quitté cette terre flamboyante pour une ville grise d’Europe. Une ville où le ciel se pare souvent de nuages lourds, où les murs ont la couleur du béton et les jours se déroulent dans une lumière blafarde. Au début, je pensais que cette absence de couleurs serait une simple adaptation, une question de temps. Mais au fil des semaines, des mois, j’ai ressenti un manque profond, comme un vide. C’était comme si, en quittant l’Afrique, j’avais laissé derrière moi une partie de ma palette intérieure, celle qui me permettait de peindre le monde à ma manière.

Alors, j’ai commencé à chercher ces couleurs perdues, ces éclats de vie qui me manquaient tant. Ce n’était pas une quête consciente, plutôt une impulsion qui me poussait à dévier de mes trajets habituels, à m’égarer dans des quartiers inconnus, à explorer les marchés, les petites ruelles où les murs sont couverts de graffitis audacieux, les boutiques exiguës où l’on vend des épices qui embaument l’air. C’était là, dans ces interstices de la ville, que je retrouvais un peu de cette chaleur, de cette lumière que j’avais laissée derrière moi.

Un jour, je suis tombée sur une épicerie tenue par un vieux couple, originaires eux aussi d’un autre bout du monde. Sur leurs étagères, des fruits aux couleurs éclatantes : des mangues dorées, des grenades écarlates, des piments rouge vif. Dans l’air flottait un mélange d’épices qui me rappelait les plats de ma grand-mère, et pour la première fois depuis longtemps, j’ai ressenti un frisson de joie. J’ai passé des heures à parler avec eux, à écouter leurs histoires, à découvrir les souvenirs qu’ils avaient ramenés dans leurs valises.

À travers leurs mots, leurs sourires, je me suis rendu compte que cette quête des couleurs était aussi une quête de connexion, de partage. Ce n’était pas seulement les couleurs de mon enfance que je cherchais, mais ce qu’elles représentaient : la chaleur humaine, le rire autour d’une table, la voix familière qui vous appelle par votre prénom. Ces couleurs étaient des fragments de mon histoire, des symboles de ce que j'avais perdu en partant.

Au fil de mes errances, j’ai rencontré d’autres expatriés, des personnes venues de partout, elles aussi en quête de quelque chose d’indéfinissable. Nous avons partagé nos histoires, nos souvenirs de ciels trop bleus, de marchés animés, de fêtes où les vêtements multicolores tourbillonnent sous la musique. Chacun de nous apportait une couleur à ce tableau collectif, et ensemble, nous recréions un peu de cette chaleur que nous cherchions tous.

Il y avait ce musicien brésilien qui jouait de la guitare dans un parc, enveloppé dans une écharpe aux motifs bariolés. Pour lui, la musique était une manière de repeindre le monde autour de lui, de le rendre moins gris, plus vibrant. Il m’a raconté qu’il jouait pour sentir la chaleur du soleil sur sa peau, même lorsque la pluie glacée s’abattait sur la ville. Il disait que chaque note, chaque accord était une couleur qu’il jetait dans l’air, pour ne pas oublier d’où il venait.

Il y avait aussi cette jeune femme sénégalaise, styliste de mode, qui créait des vêtements en wax dans un atelier exigu au fond d’une cour. Ses créations étaient un feu d’artifice de motifs et de couleurs, comme un hommage à sa terre d’origine. Elle m’a expliqué que chaque robe qu’elle cousait était une manière de ramener un peu de Dakar ici, dans cette ville où le froid semblait mordre les cœurs. Pour elle, la couture était un dialogue entre le passé et le présent, une façon de dire : Je suis ici, mais je n’ai jamais vraiment quitté là-bas.

Petit à petit, j’ai compris que cette quête des couleurs était en réalité une quête de soi. Ce n’était pas seulement une nostalgie des paysages d’autrefois, mais un besoin de retrouver cette partie de moi qui s’était éteinte dans le brouillard des jours trop gris. Ces couleurs me rappelaient que je pouvais être fière de mes racines, que je pouvais porter avec moi la lumière de mon enfance, même dans les coins les plus sombres de cette nouvelle vie.

Aujourd’hui, quand je déambule dans ma ville d’adoption, je sais où trouver ces éclats de couleur : dans le sourire d’un vendeur de fleurs, dans les étals d’un marché africain, dans la musique qui s’échappe d’un bar latino au détour d’une rue. Je les vois aussi dans les regards des autres, ceux qui, comme moi, cherchent à ne pas se perdre complètement dans le gris des jours.

Et je réalise que, finalement, l’exil des couleurs n’est pas une fin en soi. C’est un voyage, une manière de réapprendre à voir, à créer des ponts entre hier et aujourd’hui, entre ici et là-bas. C’est un apprentissage de la résilience, une manière de faire briller la lumière intérieure quand celle du ciel fait défaut.

Les couleurs de mon enfance sont toujours là, quelque part, cachées dans les replis de mon cœur. Elles n’ont jamais vraiment disparu. Elles ont juste appris à se transformer, à se glisser dans les interstices de mon exil, pour me rappeler que la chaleur que je cherche ne réside pas seulement dans un lieu, mais dans la façon dont je continue de la faire vivre, ici, au milieu des ombres.


Edwige Mouaka





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