Le goût des fruits d’ailleurs





 Le goût des fruits d’ailleurs

Par Edwige Mouaka

Je me souviens de la première fois où j’ai goûté un manguier mûr. J’avais sept ans, les pieds nus dans la cour de ma grand-mère, et le jus collant dégoulinait le long de mes doigts. C’était un goût explosif, sucré et légèrement acide, comme une promesse d’été éternel. La chair fondait sous la langue, libérant une saveur que mon esprit d’enfant aurait pu croire éternelle. Quand je ferme les yeux, je peux encore revoir ces après-midi-là, sentir la chaleur du soleil sur ma peau et l’odeur des mangues mélangée à celle de la terre rouge, mouillée par la pluie.

Mais aujourd’hui, je suis loin de cette cour, de cet arbre qui faisait l’orgueil de la maison. Je vis à Paris, et ce n’est pas la même chaleur, ce n’est pas le même soleil. Pourtant, la nostalgie me pousse à chercher des bribes de ce passé dans les allées des marchés. Un matin, en me promenant dans les rues animées de Belleville, mon regard s’est posé sur une mangue posée sur un étal. Elle avait la couleur parfaite, ce jaune orangé qui faisait briller mes souvenirs d’enfance. Sans réfléchir, j’ai tendu quelques euros au vendeur et je l’ai emportée chez moi, comme si je ramenais un peu de mon passé dans mon appartement parisien.

Une fois chez moi, j’ai découpé le fruit avec soin, comme on ouvre un livre longtemps oublié. Mais à la première bouchée, la déception a été brutale. Le goût n’était pas le même. Cette mangue qui m’avait tant attirée était fade, presque insipide. Elle n’avait pas cette explosion de saveurs que j’associais aux mangues de chez moi. C’était comme si le voyage transatlantique avait aspiré tout son parfum, toute son âme. La chair, à peine sucrée, laissait une sensation de vide sur mes papilles.

Ce simple fruit, décevant, m’a plongée dans un gouffre de pensées. Je me suis demandé : est-ce que le goût avait vraiment changé, ou était-ce moi qui avais changé ? Était-ce la mangue, ou était-ce le poids de mes souvenirs, ce décalage entre ce que j’attendais et ce que j’avais entre les mains ?

Vivre en exil, c’est vivre avec des souvenirs qui finissent par nous échapper, comme des mirages. On garde en soi des images précises de ce qu’on a laissé derrière, mais le temps et la distance les transforment, les embellissent ou les déforment. La nourriture, elle, devient un fil ténu pour s’accrocher à ce passé. Mais parfois, le goût n’est plus à la hauteur des souvenirs. Il est comme ce rêve que l’on cherche à rattraper au réveil, mais qui nous glisse entre les doigts.

Après cette expérience, j’ai décidé de partir à la recherche de ces saveurs perdues, comme une enquête intime à travers les arômes de mon enfance. J’ai écumé les épiceries exotiques, discuté avec des vendeurs qui venaient, eux aussi, d’ailleurs. J’ai retrouvé des goyaves, des corossols, des papayes, mais le goût n’était jamais tout à fait le même. Ils avaient le parfum du souvenir, mais pas l’intensité des jours d’antan. Les fruits semblaient avoir perdu leur éclat en traversant les frontières, comme s’ils portaient eux aussi le poids de la distance.

Un jour, j’ai rencontré un homme au marché, originaire de Bamako, qui tenait un étal de produits africains. En parlant avec lui, il m’a confié qu’il avait, lui aussi, cette impression que rien ne goûtait pareil ici. « Le bissap, ici, n’a pas le même goût. Je ne sais pas si c’est moi qui me suis habitué à autre chose, ou si c’est la plante qui a changé en voyageant. » Nous avons ri ensemble, un rire qui cachait une mélancolie partagée, celle de ceux qui cherchent à retrouver une partie d’eux-mêmes dans les saveurs qu’ils ont perdues.

Mais cette quête m’a aussi poussée à m’interroger sur ce que je cherchais vraiment à travers ces dégustations. Peut-être que ce n’était pas seulement le goût des fruits que je voulais retrouver, mais une partie de moi-même que j’avais laissé en partant. Chaque bouchée était un espoir de reconnecter avec l’enfant qui mangeait les mangues sur le manguier de sa grand-mère, une tentative de combler le vide laissé par l’éloignement.

En partant d’Afrique, j’avais nourri tant d’illusions sur la vie en Europe. Je pensais que je pouvais réinventer ma vie, m’affranchir de ce que j’étais, mais je me suis retrouvée à traîner cette nostalgie comme une ombre. Les rues pavées de Paris, les cafés aux terrasses élégantes, tout cela me plaisait, mais il manquait la chaleur brute des après-midi, l’intensité des saveurs qui me rappelaient d’où je venais. Je réalisais que mes souvenirs, amplifiés par la distance, avaient fini par devenir une version idéalisée de mon passé, que je tentais de retrouver dans chaque fruit, chaque plat que je goûtais ici.

Ce que j’ai découvert, c’est que le goût des fruits d’ailleurs ne réside pas seulement dans leur chair. Il est dans la terre qui les a fait pousser, dans le climat qui les a nourris, dans la main qui les a cueillis. Et ce goût-là, aussi authentique que je le cherche, il n’a de sens que là-bas, sous le soleil de mon enfance.

Pourtant, je continue d’aller au marché, de chercher ces saveurs perdues, non plus avec l’espoir de retrouver exactement ce que j’ai connu, mais pour comprendre ce que l’exil a transformé en moi. Je sais maintenant que ce que je perds en intensité, je le gagne en partage, en rencontres. Les fruits que je déguste ici sont différents, mais ils racontent une autre histoire, celle d’un lien qui se tisse entre mon passé et mon présent.

Au fond, le goût des fruits d’ailleurs, c’est le goût de l’absence, mais aussi celui de la résilience. C’est le goût de l’adaptation, de la quête, de l’acceptation que rien ne sera jamais exactement pareil, mais que tout peut encore être beau, autrement. Et aujourd’hui, quand je croque dans une mangue, même si elle n’a pas le goût explosif de mon enfance, je me rappelle que ce sont les souvenirs qui la rendent douce.

Edwige Mouaka




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