La peau qu’on porte, la peau qu’on cache


 La peau qu’on porte, la peau qu’on cache

Par Edwige Mouaka

Vivre entre deux mondes, c’est porter sur soi la couleur de sa différence. Mais c’est aussi cacher, souvent même à soi-même, les blessures qu’elle inflige. Pour moi, femme africaine vivant en Europe, le quotidien est tissé de micro agressions, de stéréotypes à peine voilés, de silences gênés et de remarques qui piquent. Les réflexions maladroites, comme des coups de pinceau brutaux sur une toile, finissent par dessiner les contours de l’autre que je suis aux yeux des autres.

Il y a quelques mois, j’ai pris une décision qui allait transformer ma manière de vivre cette différence : j’ai commencé à écrire. Chaque jour, j’ai tenu un journal intime, recueillant ces moments où j’ai senti mon étrangeté aux yeux des autres, ces moments où un mot, un regard ou un geste faisait dévier mon existence. Écrire m’a permis de poser sur le papier la brutalité des moments où j’ai dû justifier mon accent, expliquer pourquoi mes cheveux changent de forme d'une semaine à l’autre, ou répondre à des questions sur l'authenticité de mes origines, comme si mon identité devait sans cesse être justifiée, prouvée, acceptée.

Mais à mesure que les pages se remplissaient, une autre réalité s’est révélée. Relire mes propres mots m’a confrontée à des silences bien plus profonds. Des silences sur ma famille restée au pays, avec qui les échanges sont devenus des champs de bataille où le manque de compréhension mutuelle fait rage. Dans mes écrits, j'avais omis les tensions entre l’image de l’enfant parti réussir en Europe et celle de la fille qui, pour certains, oublie ses racines. Ce dialogue intérieur entre la culpabilité de l’éloignement et le désir de liberté, je l'avais soigneusement effacé, peut-être pour ne pas raviver la douleur de ces conversations téléphoniques où le silence devient plus lourd que les mots.

Ce que j’ai découvert aussi, c’est ma propre trahison envers moi-même, celle que j’avais soigneusement cachée derrière une plume indignée. Je me suis souvenue de ces instants où, pour mieux m’intégrer, j’ai laissé mes lèvres esquisser un sourire complice aux blagues douteuses, ou où je me suis éloignée volontairement des autres Africains pour ne pas être "mise dans le même sac". Une contradiction douloureuse : en luttant contre le regard des autres, je devenais moi-même juge de ma propre communauté, sans m’en rendre compte.


La peau que je porte, c’est celle que les autres voient. Elle m’impose des frontières invisibles, parfois infranchissables. Mais la peau que je cache, c’est celle qui porte les stigmates d’un conflit intérieur, entre le besoin de reconnaissance et la peur de trahir ceux qui m’ont précédée.

Aujourd’hui, en relisant ces pages, je comprends mieux pourquoi j'ai essayé de maquiller certaines vérités. Elles racontent une histoire plus complexe que celle des micro agressions du quotidien. Elles parlent de mes faiblesses, de mes lâchetés, mais aussi de la force qu’il faut pour se regarder en face, au-delà du miroir que les autres nous tendent. Écrire m’a permis de découvrir que la vraie bataille ne se joue pas seulement à l’extérieur, dans ces regards qui scrutent et interrogent, mais aussi à l’intérieur, là où les contradictions prennent racine.

Cet article n’est pas un appel à la compassion, ni une leçon de morale. C’est une invitation à comprendre que l’expérience de l’autre est plus riche que les stéréotypes qui l’encerclent. À voir que sous la peau qu’on porte, il y a des histoires enfouies, parfois trop douloureuses pour être exposées, parfois trop complexes pour être simplifiées.

La peau que l’on porte est celle que le monde veut voir. Mais la peau que l’on cache, c’est celle qui, au fond, nous rend profondément humains.

Edwige Mouaka



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