Les adieux que je n’ai jamais faits
Les adieux que je n’ai jamais faits
Par Edwige Mouaka
Partir, c’est un acte brutal. On dit qu’il suffit de fermer une porte derrière soi, de monter dans un avion, de se laisser happer par le bruit des moteurs et de l’agitation d’un nouvel horizon. Mais en réalité, partir, c’est laisser derrière soi des fragments de soi-même qui continuent de vivre, de respirer, quelque part. Moi, je suis partie d’Afrique pour l’Europe il y a des années, et pourtant, le poids des adieux non prononcés n’a jamais cessé de me hanter.
À chaque retour sur cette terre que j’appelle encore "chez moi", je me rends compte que je trace un itinéraire soigneusement contrôlé, évitant certains lieux comme on contourne des épines. Il y a des rues que je ne traverse plus, des visages que je ne cherche plus à reconnaître dans la foule, des souvenirs que j’étouffe avant qu’ils ne surgissent. C’est une danse étrange, un pas de côté pour esquiver la douleur d’un départ qui n’a jamais été complètement assumé. Alors, pour combler ce vide, j’ai commencé à imaginer ces adieux que je n’ai jamais faits.
Il y a d’abord la ville, ma ville. Celle dont les rues sinueuses gardent encore l’odeur de la pluie sur la terre rouge, les éclats de rire des enfants jouant au foot dans les ruelles poussiéreuses, les murmures du marché au petit matin. Je ne lui ai jamais dit au revoir. À chaque retour, je la redécouvre, changée, avec de nouveaux bâtiments qui grignotent l’horizon. Pourtant, en moi, c’est toujours la même ville qui persiste, figée dans le temps, et je n’ai jamais trouvé les mots pour lui dire que je m’en allais pour longtemps. Si je devais m'adresser à elle, je lui dirais peut-être : Je t’ai quittée pour chercher une vie meilleure, mais c’est toi qui continues de me faire rêver.
Il y a aussi les amis, ceux qui ont grandi avec moi, ceux qui sont restés. Ceux dont les rires résonnent encore dans ma mémoire, comme une musique familière. À chaque fois que je les croise par hasard, lors de mes brèves visites, une gêne s’installe entre nous, une distance que ni le temps ni les retrouvailles ne parviennent à combler. Alors, je n’ai jamais vraiment dit adieu à ces amitiés qui ont pris des chemins différents, à ces complices d’enfance qui me rappellent la légèreté que j’ai abandonnée. J’aurais voulu leur dire : Je ne vous ai pas oubliés, mais je n’ai pas su vous emporter avec moi.
Et puis, il y a cet amour, mon premier, celui qui laisse une marque indélébile, comme une brûlure douce. Il a été le premier à me parler de voyage, à me faire croire qu’au-delà de l’océan, il y avait des rêves qui m’attendaient. Pourtant, c’est moi qui suis partie, et lui qui est resté. Je n’ai jamais eu le courage de lui dire que je m’en allais pour de bon, parce que cela rendait mon départ plus réel, plus définitif. Dans mes récits imaginaires, je lui écris des lettres que je ne lui enverrai jamais : Je t’ai quitté pour un rêve, mais tu restes le rêve que je n’ai jamais vraiment quitté.
Enfin, il y a la partie la plus douloureuse, celle dont je ne parle jamais à personne : moi-même. La jeune femme que j’étais avant de partir, pleine de certitudes, d’idéaux et d’une foi inébranlable en ce que l’Europe pouvait m’apporter. Elle est restée là-bas, quelque part entre les murs de ma maison d’enfance, sur les bancs de mon école, au bord du fleuve où je m’asseyais pour regarder le soleil disparaître à l’horizon. Je n’ai jamais fait mes adieux à celle que j’étais. Et si je le faisais aujourd’hui, je lui dirais : Pardonne-moi de t’avoir abandonnée sans un mot. Je t’ai laissé là-bas, en pensant que je devais te laisser pour avancer. Mais tu es restée, à me regarder de loin, à attendre que je me retourne enfin.
Mais aujourd’hui, je décide de les regarder en face, ces adieux inachevés, et de leur donner une place dans mon histoire. Parce que les adieux que l’on ne fait pas continuent de nous suivre, comme des ombres silencieuses, jusqu’à ce que l’on trouve enfin le courage de les affronter. Et peut-être qu’en le faisant, on découvre qu’ils étaient la clé pour réconcilier les deux mondes que l’on porte en soi.
Edwige Mouaka
Droits d'auteur © Edwige Mouaka. Tous droits réservés.
Cet article est protégé par les lois relatives aux droits d'auteur et à la propriété intellectuelle. Toute reproduction, diffusion, distribution ou utilisation partielle ou totale de ce contenu, sous quelque forme que ce soit, sans l'autorisation écrite explicite de l'auteur est strictement interdite et passible de poursuites légales. Pour toute demande d'autorisation, veuillez contacter l'auteur directement.
© 2024 Edwige Mouaka. Tous droits réservés.
Commentaires
Enregistrer un commentaire